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Double Blind Mad Project
21 juin 2007

DBMP ROUND 1 "Un ange dans le jardin"

DOUBLE BLIND MAD PROJECT

- ROUND 1 -

"UN ANGE DANS LE JARDIN"






Préface 

Voici donc le résultat en quelques œuvres, 5 illustrations et 5 textes d'auteurs et illustrateurs différents sur le thème "Un ange dans le jardin".
Afin que vous ne soyez pas dérouté par le résultat, il vous faut un petit rappel des règles. Aucun participant à part le premier illustrateur ne connaissait le thème du premier round. Chacun a reçu l'œuvre produite par le précédent et en a fait une déclinaison sur son support. Un auteur recevait une illustration, un illustrateur recevait un texte.
Cette histoire a commencé sur le forum d'une maison d'édition : Griffe D'Encre, pour se poursuivre au sein d'une autre : Les Editions La Madolière. Aussi j'aimerai remercier les personnes qui ont eu l'idée de ce projet même si elles n'y participent pas, elles m'ont offert un projet en or et j'espère que ce que les participants et moi-même en avons fait leur fera plaisir. J'aimerai aussi remercier tout spécialement Syven pour sa patience et ses corrections. En attendant la fin du deuxième round, le début du troisième...

Vous trouverez en fin de ce magazine l'annuaire des participants pour les contacter quand ils ont souhaité laisser leurs adresses mails. Toutefois si vous souhaitiez prendre contact avec une personne qui n'aurez rien spécifier, vous pouvez toujours laisser un commentaire ici, ou nous envoyez vos messages à dbmp@editions-la-madoliere.com en précisant bien : message à "nom de la personne".

Avis aux participants, si une information vous concernant était erronée ou si nous avions oublié quelque chose n'hésitez pas à nous en faire part par mail : dbmp@editions-la-madoliere.com

Bonne Lecture

PLS


Illustration 1
UN ANGE DANS LE JARDIN
par Antoinette


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Texte 1
LES AILES DE L'ANGE
Par KERVENOU

    Adossée aux Ailes de l'Ange, Justine rêve. Ses longues mains aux ongles courts rassemblent machinalement les fleurs de cerisier qui jonchent le sol et les jettent dans le courant faible du ruisselet où elles s'échappent, tournoient, s'éloignent et se rassemblent en dessins changeants avant d'être englouties, un peu plus bas, par les pales du vieux moulin de la Line. La jeune fille suit du regard les corolles blanches qui dansent comme elle a dansé, hier, avec le grand Matthieu. Il y a longtemps qu’elle l’aime, Matthieu, mais il ne l’avait encore jamais regardée.
    Elle se sent bien ; le soleil de printemps est encore timide, mais été comme hiver, les Ailes de l’Ange sont doucement tièdes.  Justine s’est toujours sentie bien à cet endroit où vit  la légende de l’ange qui, pour l’amour de la belle et sage Line, abandonna les cieux et renonça à ses ailes. Lorsqu’elle était petite, elle venait se placer debout devant le rocher pour faire semblant d’avoir, elle aussi, de grandes ailes blanches, et elle jouait à l’ange avec Hélène : sa sœur était Line, toute de blanc vêtue, une guirlande de fleurs dans les cheveux, et Justine était l’ange qui, frappé d’amour par cette vision merveilleuse, s’arrachait les ailes, les extirpait de force en gémissant sous la douleur ─ et qui enfin entrait dans le courant et, hésitant et émerveillé rejoignait la belle Line qui lui ouvrait les bras. Il reste des pierres rouges à cet endroit, dans l’eau claire de la rivière, tâchées à jamais par le sang tombé du dos de l’ange. On raconte que deux amants qui y boivent en même temps resteront toujours unis de cœur.

    La voix du père appelle au loin, mais Justine ne répond pas ; dissimulée derrière le rocher, elle veut rêver encore à la soirée d’hier. Elle restera là jusqu’au soir, quand viendra l’heure de rentrer les bêtes. Elle n’est pas pressée. Peut être que samedi, quand elle retournera au bal, Matthieu embrassera sa joue fraîche, comme si elle était sa bonne amie ?
    Le père appelle encore, il faut rentrer. La ferme n’est pas loin, juste au détour du sentier. Justine sent battre son cœur en reconnaissant le cheval et le buggy de Matthieu. Que fait-il là ? Et dans cet équipage ? La bête porte le harnais de cuir rouge, avec des clochettes, et la voiture a été lavée. Serait-il déjà venu se déclarer ? Sans rien lui dire ? Elle voudrait se fâcher, mais tant de fougue l’émeut et il lui faut quelques minutes pour que son cœur soudain emballé se calme, pour composer en esprit la réponse grave et sage qu’il attend, qu’il espère, une réponse dont il sera fier. Enfin, en rougissant, elle pousse la porte. Toute la famille est réunie autour de la table ; le père a l’air grave et fier, la mère sourit mais ses yeux sont rouges et elle tient son mouchoir à la main. Matthieu tient dans la sienne la petite main d’Hélène où brille un anneau d’or.
    Adossée aux ailes de l’Ange, Justine pleure de toute son âme ; les larmes coulent et tombent dans l’eau de la Line, là où le sang de l’ange a coulé. Sa peine est si grande qu’elle ne sent pas son dos s’écorcher aux arêtes de plus en plus vives de la pierre blanche ; elle pleure si fort qu’elle ne voit pas les galets rouges redevenir, sous le flot des larmes, des cailloux gris ordinaires. Petit à petit, son chagrin se calme. Elle se sent le cœur vide, comme nettoyé de l’amour des hommes. Alors, elle relève la tête, regarde les cieux et, lentement, déploie ses ailes.



Illustration 2
 LES AILES DE L'ANGE

Par Alexandre DAINCHE


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Texte 2
CHRYSALIDE
Par Fix BORNES


    « Comment moi, qui étais alors une jeune fille, ai-je pu être amenée à concevoir et à développer une idée aussi hideuse ? »
                                                                                    Mary Shelley, préface de Frankenstein. 1831.

 

    La petite bougie posée à droite du bureau faisait trembler les ombres, donnant vie à chaque objet de la chambre. Sa main délicate reposa enfin la plume. Une horloge en bas, dans la librairie, venait de sonner les deux heures du matin.
    Mary souffla doucement sur les feuillets, mais son regard était inexorablement attiré par la danse bleutée et liquide de la fiole, posée à sa main gauche. Bientôt, très bientôt. Mais d’abord, elle voulait s’assurer que tout était bien en ordre. Elle attendit que l’encre sèche, avant de plier les feuilles avec une mèche de ses cheveux. Elle jeta un œil sur la bibliothèque, murmurant un adieu à ses précieux livres. Sa mère la regardait, un peu distante dans sa robe blanche, telle que l’avait peint John Opie dans ce portrait que Mary avait dérobé le soir même à son père.
    Enfin, Mary souffla la flamme vacillante de la bougie, plongeant la pièce dans l’obscurité. Elle saisit à tâtons le flacon au parfum si caractéristique, et le porta à la bouche sans plus d’hésitation.
    Immédiatement, elle fut emportée par le breuvage au goût âcre. Le monde se mit à tourner en une ronde indolente. Mary entendit ses battements de cœur s’assoupir lentement. L’obscurité se mua en un néant absolu et sans vie. La drogue emplissait sa gorge, la submergeant de ses volutes amères. Mary se noyait dans son poison, comme prévu, sans douleur ni regrets.
    Adieu…

***

    Le noir se teinta de lumières vacillantes. De petits points de couleur apparurent, scintillants comme des étoiles. Ils se développèrent peu à peu, en des taches éparses, comme jetés au hasard sur une toile noire.     Le tableau prenait forme, mais Mary n’arrivait pas encore à en distinguer les contours. Enfin, le voile se leva et elle reconnut sa chambre.
    Mary avait appelé de ses vœux un sommeil sans rêves, elle ne s’était pas attendue à en sortir. Le but de son geste était justement de ne plus avoir à réfléchir, de ne plus être. En partie pour fuir un amour paternel oppressant, qu’elle n’était plus en mesure de rendre avec l’adoration divine et aveugle attendue. En partie aussi pour oublier cette mère que sa propre naissance avait tuée, et dont l’écho résonnait dans chacun des gestes et des silences de son entourage. Mary avait voulu fuir une société dans laquelle elle ne sentait pas sa place.
    L’amour du Poète aurait pu la sauver. Mais face à l’adversité, c’est lui-même qui avait suggéré cette douce fin, qui lui avait soufflé à l’oreille « Laudanum », comme un mot d’amour. Sur le moment, elle avait pris peur et repoussé le poison qu’il lui tendait. Depuis, un mois était passé, et elle avait reconnu son erreur.         Cette solution désespérée lui était enfin apparue comme la seule issue possible.
    La première émotion qui suivit sa mort fut donc une terrible déception. Comme sa mère avant elle, Mary crut avoir raté son suicide. Elle ne pouvait imaginer pire humiliation que cet aveu de faiblesse. Elle se maudissait intérieurement, lorsqu’elle se rendit compte de l’originalité de sa situation.
    Mary ne voyait plus sa chambre comme elle l’avait vue juste avant de boire le poison. Elle la voyait d’en haut. Comme si elle était accrochée au plafond, quelque part au-dessus de son bureau. Et elle se voyait. Elle voyait Mary, affaissée sur sa chaise, exactement comme elle s’était imaginée qu’elle apparaîtrait à celui ou celle qui découvrirait son corps. Et c’était bien d’un corps dont il s’agissait. Aucun mouvement ne l’habitait.     Aucune respiration ne soulevait sa poitrine. À l’évidence, Mary était morte.
    Pourtant, elle existait toujours ! L’oubli salvateur et tant attendu lui était cruellement  refusé. Quel crime avait-elle donc commis pour se voir ainsi punie ? Loin de faire taire sa conscience, son geste avait séparé son esprit de son corps, rendant ce dernier inutile.
Vague créature éthérée, fantôme sans attaches et sans désir de vivre, elle flottait mollement au-dessus de son cadavre, perdue dans ses sombres pensées, maudissant le sort qui l’obligeait encore et toujours à se souvenir, à éprouver. À vivre.

***

    Avant le petit matin, Mary avait compris comment se déplacer. Aucune limite terrestre ne la contraignait. Son âme, libérée de toute entrave matérielle traversait les murs et les meubles aussi facilement que l’air ou l’eau. Elle n’avait pas encore osé sortir de la demeure familiale, mais s’était promenée dans toutes les chambres, gardant instinctivement une position haute dans chaque pièce, quel que soit l’étage. Cela lui permettait d’avoir une vue d’ensemble de là où elle se trouvait. Peut-être aussi était-elle un peu effrayée à l’idée de rentrer en contact avec un des corps endormis qui peuplait la maison à cette heure.
D    ans la chambre de Fanny, sa demi-sœur, elle avait essayé de se manifester. Par des cris, des bruits, des mouvements d’air. Mais à aucun moment les ronflements de Fanny ne s’étaient interrompus. Et le spectacle du sommeil des autres lui étant assez indifférent, Mary avait fini par regagner sa chambre, avec dans l’idée de s’endormir pour attendre le lendemain.
    Elle essaya de s’imaginer allongée et reposée, puis elle ferma mentalement les yeux. Sans aucun résultat.     Impossible de s’assoupir. Même en se mettant dans un coin sombre, où elle avait espéré que l’absence de paupières se ferait moins sentir, le sommeil la fuyait. C’était effrayant !
    Mary se tourna alors vers la seule chose qui ne l’avait jamais trahie. Elle se dirigea vers sa bibliothèque, pensant trouver dans un de ses livres le réconfort habituel, et de quoi passer le temps jusqu’au matin. Quand elle comprit que ses livres nécessitaient un contact physique avant de distiller leurs délices intellectuelles et qu’ils lui étaient donc dorénavant interdits, Mary crut devenir folle. Sans larmes, sans bruit, elle se mit à pleurer son désespoir.

***

    Ce fut son père qui découvrit le corps. Mary le vit se figer en entrant dans la chambre. La douleur qu’elle lut sur son visage la transperça. Elle aurait voulu quitter cette souffrance, fuir comme elle l’avait fait en se suicidant. Mais elle ne pouvait plus bouger.
    Son père s’approcha de sa dépouille, mais tomba lourdement au sol avant de l’atteindre, soufflé par le chagrin. De violents soubresauts soulevaient ses épaules, et Mary comprit qu’il pleurait. Sans retenue, avec la candeur et le désarroi d’un enfant, comme jamais Mary n’avait vu un adulte pleurer.
Fanny entra dans la chambre, poussa un cri et s’accroupit auprès de lui, tentant de le relever. Mais il ne s’apercevait de rien, n’entendait rien, ne sentait plus rien. Il venait de se briser sur l’image de sa petite fille morte, sans entendre le cri silencieux et désespéré de son fantôme.

***

    Mary assista à ses propres obsèques, résignée à son rôle d’esprit vagabond et inutile. L’enterrement fut sobre. Toute la famille était présente. Le Poète était là, lui aussi, auprès de son père. Dans leur douleur commune, les deux hommes s’étaient retrouvés. Ils se raccrochaient l’un à l’autre, cherchant tous les moyens de se rappeler la jeune femme qui, déjà, s’estompait. Ensemble, ils sentaient qu’ils avaient plus de chance de faire reculer l’oubli, de garder en mémoire l’image de celle qu’ils avaient aimée.
    Et puis, la vie reprit son cours. Mary ne sentait plus vraiment le temps passer. À un moment, elle regardait son père écrire quelques lettres sans importance, l’instant d’après elle se demandait pourquoi la maison était vide, et se rappelait soudain que son père était mort de chagrin quelques mois auparavant.
    Le plus souvent, elle suivait le Poète, et sa maîtresse du moment. Ses périples l’amenèrent à voyager dans toute l’Europe. Mais elle n’arrivait pas à s’intéresser aux décors. Pour elle, la France, l’Angleterre ou la Suisse, peu importait. Tout était devenu morne et triste, quel que soit l’endroit où elle se trouvait.
    De temps à autre, une petite pointe de jalousie la secouait. Cela arrivait principalement lorsque son poète tombait amoureux pour la millième fois. Mais cela ne durait pas et elle s’en désintéressait vite. De ça, comme du reste. Plus rien n’avait d’importance. Sa demi-vie était une malédiction que seul l’ennui parvenait à étouffer.

    Jusqu’à ce jour où le ciel s’embrasait de mille éclairs, où le tonnerre grondait d’une voix furieuse, et où le poète commit l’imprudence de s’embarquer malgré la mer démontée. Mary le suivit à bord, puis sous l’eau une fois le bateau retourné. Il se débattait vigoureusement, dans un vain effort pour se maintenir à la surface.
    En le regardant, Mary crut se noyer avec lui. Elle se sentait étouffer sous le liquide brûlant. L’eau menaçait de la submerger, lui emplissant les poumons. Elle s’enfonçait inexorablement. Elle allait manquer d’air.
    Étrangement, elle n’avait pas froid. L’eau qui l’entourait ne lui semblait pas salée, elle lui trouvait plutôt un goût amer.
    Un spasme violent la parcourut. Elle toussa vivement, sentant le liquide refluer. Prise de nausée, elle n’arrivait plus à arrêter cette terrible toux. Elle recrachait l’eau qui avait tenté d’envahir ses poumons.
    Enfin, elle put rouvrir des yeux qu’elle ne se souvenait pas avoir fermés. Elle était dans sa chambre, assise devant son bureau. La fiole maudite était toujours dans sa main. De rage, elle la lança contre le mur.
    Elle pleurait doucement. En tombant, ses larmes se mélangeaient à l’encre, formant sur sa plume et sur le papier autant de gouttes d’un sang noir. Elle n’osait pas croire que toutes ces années d’errance spectrale n’avaient été que l’hallucination d’un instant. Elle n’osait pas croire qu’une seconde chance lui était offerte.
    Après un long moment de silence, Mary souleva délicatement les feuillets et les approcha de la flamme de sa bougie. Elle n’en avait plus besoin. Elle n’était plus la fille de seize ans de la veille, prête à se sacrifier pour ne pas choisir entre deux volontés mâles et opposées. Son rêve l’avait transformée, parachevant une éducation bercée par les écrits féministes et libertaires de sa mère, lui donnant la force d’affirmer sa propre volonté.
    Le lendemain, c’est en adulte, sans illusions romantiques, qu’elle s’enfuit avec son Poète.


Illustration 3
CHRYSALIDE
Par Pierre GONZALES



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Texte 3
EN MAIN PROPRE
Par Nicolas CRANNE


    Hélène avait raconté son histoire tant de fois qu'elle n'aurait su les compter. Trente fois, peut-être. Mais jamais complètement, toujours par étapes, par couches successives, selon la confiance qu'elle prêtait à son ou ses interlocuteurs. On ne s'adresse pas de la même manière à ses parents, à son amie la plus fidèle, ou à une troupe de curieux.
    Ce soir là elle décida de tout dire, sans rien cacher.
    Bien que l'homme qui lui faisait face était un inconnu, elle voyait dans ses yeux qu'il ne l'écoutait pas par simple curiosité, et qu'il avait sûrement les moyens de l'aider.
    Il s'appelait Ogust. Conseillée par un ami d'ami, Hélène s'était retrouvée dans ce tripot, face à lui, comme on finit par demander l'assistance d'un rebouteux après avoir épuisé tous les médecins et spécialistes.
    Son chapeau laissait passer quelques boucles blondes. Il était petit, mais son visage avait quelque chose d'impérial. Il devait être comédien, ou quelque chose comme ça. Il s'exprimait peu, communiquant par sourires et regards. Et surtout, il savait écouter.
    Hélène lui raconta comment elle avait rencontré le Duc d'Istrie, un homme agréable, élégant, charmeur. Il n'avait pas mis longtemps à conquérir son coeur. Et un soir de pleine lune il lui avait demandé sa main.
    « C'est à mon père que vous devez faire une telle requête, lui répondit-elle timidement.
     — Mais je n'irai pas contre votre volonté, Ma Dame. Avant de me présenter à votre père, je veux savoir si mon amour est réciproque.
     — Vous le savez bien, cher Duc.
     — Dites-le moi. Dites-le moi les yeux dans les yeux. Si la décision n'appartenait qu'à vous, me donneriez-vous votre main ? »
    Déclamant cette dernière phrase, le Duc avait enlevé ses gants qu'il ne quittait jamais, prenant la blanche main d'Hélène qui put ainsi sentir le froid contact de sa peau.
    Portant son regard vers les mains dévoilées du Duc, la gauche lui sembla étonnamment ridée, quoi que non, seulement vieille, ou... non pas sale, mais peut-être « fatiguée ».
Hélène, ayant raconté cette histoire tant de fois, n'avait pourtant jamais su trouver les mots pour définir cette main.
    « Corrompue ? » proposa Ogust.
    Oui, c'était ça. Une main ordinaire, mais avec un quelque chose de mauvais. Si ça avait été un visage, on aurait cherché du côté du regard, mais où se trouve l'âme d'une main ? Comment celle-ci avait pu lui sembler malsaine ?
    Peu importe, l'heure était à la romance, et elle se reprit bien vite, balayant ses inquiétudes, pensant qu'il s'agissait là d'une illusion due au soir.
    « Oui, je vous donnerai ma main ! » répondit-elle enfin à son courtisan.
    Le Duc se leva alors, un rictus ravi envahissant son visage.
    C'est sur cet air satisfait qu'il l'a quitta sans mot dire.
    La main gauche d'Hélène, celle qu'il avait pris avec tant de ferveur, lui semblait avoir attrapé cette maladie de l'âme qui frappait celle du Duc.
    « Et voilà, conclut-elle, Je me retrouve maudite par un simple jeu de mot.
     — Et plus aucune trace du Duc ? demanda Ogust.
     — Plus aucune.
     — Montrez-moi cette main. »
    Hélène enleva son gant, présentant sa main gauche aux traits si inquiétants.
    Les clients du tripot ne leur prêtaient pas attention.
    « On voudrait la décrire, on ne trouverait rien à dire d'autre qu'elle a cinq doigts, déclara-t-elle.
     — Et pourtant elle possède cette aura de malédiction, en effet. », confirma Ogust.
    Il se donna quelques minutes pour réfléchir.
    « Il s'agit bien d'un vol, déclara-t-il finalement. Le Duc a capturé votre main, l'échangeant avec la sienne, en un sens. Le retrouver devrait être facile. Une semaine, tout au plus. Puis il se pourrait que vous récupériez votre main. »
    Et moins d'une semaine plus tard, effectivement, Ogust venait chercher Hélène.
    « Il se cache entre deux montagnes. » lui dit-il simplement, avant de la faire monter dans un carrosse.
    Ils étaient accompagnés de deux amis d'Ogust : Cezar, un grand chauve à la carrure d'athlète et au regard froid, et Chrysis, une grande blonde également musclée et froide.
    « Quels noms étranges ! Se permit de remarquer Hélène.
     — Nous nous sommes rebaptisés lors du rituel d'entrée, expliqua Cezar. Nous faisons partie d'une sorte de... club.
     — Je vous remercie pour votre aide. D'ailleurs, Ogust n'a toujours pas parlé de paiement. Comment fonctionne votre club ?
     — Pas de paiement, précisa Cezar, Notre but est d'aider les gens en apportant notre savoir et nos capacités. »
    Un tel discours semblait décalé venant d'un homme si froid. Hélène ne put s'empêcher de penser à une arnaque, un piège. Mais que risquait-elle ?
    Durant tout le voyage qui les amena chez le Duc, elle préféra toutefois s'adresser à Ogust, plus doux et souriant que ses deux comparses.
    Chrysis, la plus silencieuse du groupe, osa pourtant demander ce qui dérangeait Hélène.
    « Si rien d'autre qu'une mauvaise impression entoure cette main, pourquoi vouloir rétablir les choses ? Elle n'étrangle pas vos amis dans votre sommeil, elle ne se transforme pas en tentacule, elle n'échappe en rien à votre contrôle, et son apparence est globalement ordinaire. Alors pourquoi la subir comme une malédiction ?
     — Mais ! Ne savez-vous pas ? Le Duc me l'a transmise en me piégeant. Puis il est parti, expliqua Hélène.
     — Et alors ? Il aurait pu vous la vendre, ou vous l'offrir honnêtement, ça ne change rien à ce qu'elle est.
     — Chrysis !, objecta Cezar. Ton rôle n'est pas de philosopher. »
    Et elle se tut.
    Hélène ne comprit jamais tout à fait ce qu'elle avait voulu dire.

    Puis un matin ils arrivèrent près du vieux château où le Duc se cachait.
    « Attendons le soir. S'approcher en plein jour ne serait pas discret. » déclara Cezar.
    A la nuit tombée, ils s'infiltrèrent facilement dans le château.
    Il n'était pas gardé, et semblait posséder peu de domestiques.
    Le Duc ne comptait que sur les montagnes pour le protéger.
    Le bâtiment était sobre, par rapport à ce qu'il aurait pu s'offrir. Un mobilier simple, quelques tableaux, dont un portrait le montrant fier de lui, sa main gauche bien en évidence. Cette main gauche qui avait été celle d'Hélène.
    Elle observa le tableau à la lueur d'une bougie.
    C'était bien une main d'homme qui était peinte. Et elle-même avait bien une main de femme. Mais les âmes     – oui, ce qu'on pourrait appeler l'âme d'une main – c'était cela qui avait été échangé.
    L'idée était absurde. C'était peut-être ce qui dérangeait tant Hélène. Au-delà d'avoir été bernée par un séducteur, elle ne supportait pas l'idée d'être maudite d'une manière aussi absurde.
    « Voilà sa chambre. » murmura Cezar.
    Ils entrèrent en douceur.
    Le Duc était là, dormant dans un lit modeste.
    Il vivait probablement seul dans ce château perdu entre les montagnes.
    Cezar sortit un hachoir de sous son manteau.
    Hélène retint un cri. Elle fut aidée par Chrysis qui la saisit et la baillona avec poigne. Ogust sortit un hachoir, lui aussi, et se tourna vers Hélène.
    Les deux lames s'abattirent en même temps.

    Hélène se réveilla en sursaut.
    Regardant sa main, elle n'y vit aucune blessure, ni même une cicatrice. Et c'était sa vraie main, son ancienne main, sa belle main normale.
    En face d'elle, Ogust souriait.
    Ils étaient dans leur carrosse, sur le chemin du retour.
    « Problème réglé, déclara simplement Ogust.
     — Où est le Duc ?
     — Dans son lit. Pour lui, ça sera comme si rien ne s'était jamais passé.
     — Sauf à son réveil, déclara Hélène, J'aurai aimé voir sa tête au réveil, retrouvant sa sale main après tant d'années !
     — Il s'est réveillé comme tous les matins, et pensera être en sûreté pendant encore longtemps. »
    Cezar ricanait.
    Hélène regarda à nouveau sa main. C'était bien la sienne, elle le sentait.
    Avec quelle main s'était donc réveillé le Duc ?
    « Nous avons été honnêtes avec vous, Madame. Nous vous avons rendu votre main. Certains auraient été moins courtois, déclara Cezar.
     — Et puis il fallait vérifier quelques détails, ajouta Ogust.
     — Vous ne la méritiez pas, de toute façon, se permit Chrysis. Avoir une telle main et la subir comme une malédiction ! »
    Les trois sombres compagnons semblaient ravis.
    Cezar contemplait sa nouvelle main avec admiration.
    « Une malédiction qui s'est transmise pendant tant d'années avant de trouver enfin un porteur qui sache quoi en faire !
     — C'est vous ! Hurla Hélène, C'est vous qui avez récupéré la main ! Vous qui avez donné la votre au Duc ! Mais pourquoi ?
     — Cette main sombre, ma pauvre amie, est la main d'un autre, comme vous le saviez. Mais pas la main du Duc, c'est une main qui fut volée il y a bien longtemps, une main dont les porteurs successifs ont fini par oublier le rôle, n'y voyant plus qu'une malédiction étrange...
     — La main d'un démon !
     — Non, la main d'un saint, d'un martyr. La main d'un homme qui est lavé de tous pêchés. De cette main je peux désormais accomplir tous les crimes, encaisser toutes les corruptions, signer tous les pactes, trancher tous les fils. Cette main est pardonnée pour tous ses actes passés et futur. Cette main, ma pauvre amie, c'est l'armure de l'âme, c'est l'épée du spectre, c'est l'annulation de ma conscience ! »
    Hélène, horrifiée, voulu descendre du carrosse.
    « Attendez donc que nous soyons rentrés, lui dit Ogust, Nous ne vous ferons aucun mal. Comme convenu nous vous avons aidé. Comme convenu nous ne demanderons aucun paiement. »


Illustration 4
SANS TITRE
Par Alexandre AILLAUD

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Texte 4
DELIVRANCES
Par Nicolas B. WULF


    Il avait enfilé son imperméable élimé pour sortir. Il était déjà très tard. La nuit avait déposé sa draperie d'ombres argentées sur les bâtiments. D'anciens becs de gaz éclairaient les rues, réimplantés dans les allées de la vieille ville pour les besoins d'un tournage. Un film d'auteur censé se dérouler à la fin du siècle précédent. Le quartier avait été travesti en conséquence, pour paraître authentique. Gordon aimait s'y promener avec cette sensation de léger dépaysement. Il reconnaissait ces voies si souvent parcourues, toujours sous le regard protecteur de la lune, et en même temps elles lui présentaient un visage inédit, revivifiant.
    Le passant aurait pu s'attendre à croiser une ou deux courtisanes au détour d'une venelle. Mais les belles-de-nuit depuis longtemps s'en étaient allées, se dévoilant désormais sous d'autres cieux. La vie nocturne avait peu à peu perdu en intensité, jusqu'à une extinction presque totale. Seuls quelques vagabonds imbibés de vin aigre apportaient par leurs cris d'ivrognes un semblant d'activité dans les rues enténébrées. Il s'en était fallu de peu pour que Gordon devienne l'un d'entre eux. La mort d'Abigail l'avait laissé comme un zombie, errant en quête de repères, du moindre contact humain auquel se raccrocher. Quelques îlots artificiels lui avaient permis de s'échouer sur un rivage de partages factices. Mais peu lui importait. Ils avaient été la clé de sa survie. Et il ne parvenait pas à s'affranchir totalement du bien-être illusoire et de l'oubli qu'ils lui apportaient.
    Traverser ces rues qu'il avait suivi fréquemment avec sa compagne défunte ravivait des souvenirs douloureux. Cette nuit bien plus qu'à l'habitude.
    Perdu dans ses pensées, Gordon n'avait pas pris conscience de s'être autant éloigné de son misérable meublé. Il était parvenu à la reconstitution du campement de Roms qui s'étaient autrefois installés aux portes de la vieille ville. Le brouillard se lovait autour des roulottes. Quelques torches disposées çà et là brillaient d'une lueur légère et tremblotante dans le vent nocturne. Les pas de l'homme semblaient guidés par une raison autre que la sienne. Ils le menèrent jusqu'à une caravane d'un vert délavé, la plus à l'écart du regroupement. La porte en était ouverte. La voix d'une femme âgée résonna, l'invitant à entrer.
    Il se retourna, regarda autour de lui pour s'assurer que personne d'autre ne pouvait être la cible de cet appel. Seule la brume l'environnait, soudain plus dense, comme si elle le poussait à franchir le seuil de la vétuste voiture en bois. Il lui semblait entendre des murmures moqueurs alors qu'il hésitait. La voix de vieille femme se fit de nouveau entendre, réitérant son invitation, l'appelant  par son prénom.
    Le doute n'était plus permis. Il était attendu.
    L'estomac noué, l'homme avança timidement le pied vers la première des deux marches qui permettaient de se hisser à bord de la roulotte. Dès que la semelle de sa chaussure l'eût effleurée, il se sentit comme happé à l'intérieur de l'habitation mobile.
    Une étrange clarté bleutée et douce régnait dans la pièce où il entra. La décoration et le mobilier étaient d'une grande sobriété. Une commode à main gauche, une étroite paillasse à l'opposé, quelques décorations liturgiques du culte orthodoxe. Au centre, face à Gordon, se trouvait une table octogonale, plus large que profonde, sur laquelle était posé un globe serti dans un support en argent, en forme de patte d'aigle à cinq serres. La lumière provenait uniquement de cette sphère de verre azuré. Derrière la table, une femme d'âge indéterminable était assise, un sourire quasi maternel imprimé sur son visage parcheminé, vêtue ainsi que son visiteur s'était toujours imaginé une cartomancienne.
     ― Installe-toi mon enfant, lui dit-elle avec douceur.
    Le quadragénaire s'exécuta.
     ― Tu voudrais savoir si elle te voit, n'est-ce pas ? Si Abigail peut voir quel homme tu es devenu depuis qu'elle a entrepris son long voyage.
    Gordon encaissa difficilement le choc. La bohémienne le mettait d'emblée face à sa plus grande douleur intérieure. La honte des dérives vers lesquelles la tristesse l'avait conduit. Il bredouilla quelques syllabes sans parvenir à articuler la moindre réponse intelligible. Un nouveau coup de poignard lui perça l'âme alors que la gitane reprenait la parole.
     ― Bien sûr qu'elle le peut. Elle en souffre. Une douleur sans commune mesure avec celles de la maladie qui l'avait pourtant tellement écartelée. Parce qu'elle t'aime encore, malgré tout. Et son amour pour toi la détruit peu à peu.
    Gordon était livide. Vertiges et nausée l'assaillaient. Jamais il n'aurait pu imaginer que ses errances puissent toucher Abigail par delà la vie. Jamais il n'aurait voulu envisager cette hypothèse. Les révélations de la vieille Rom brisaient sa volonté encore si vulnérable. Comme un enfant pris en faute, il se mit à sangloter.
    La tzigane se leva, fit le tour de la table. Elle s'agenouilla à côté de lui en prenant sa main dans les siennes, brunies par la vieillesse.
     ― Tu peux encore agir, Gordon, et la soulager de sa peine, murmura-t-elle.
    Il tourna son visage ruisselant de larmes vers elle. Elle souriait toujours.
     ― Co... comment ? parvint-il à articuler péniblement.
    La vieille femme se releva et se dirigea vers le panneau derrière la chaise où elle s'était tenue. Une soierie pourpre drapait le pan de bois au fond de la roulotte. La bohémienne dénoua les liens qui retenaient l'étoffe moirée attachée au plafond. La pièce de tissu tomba lentement au sol, dévoilant l'objet qu'elle tenait caché aux regards. Contre les lattes vernies était fixé un miroir au cadre métallique agrémenté de volutes spiralées ou juste courbées, tressées en un agencement complexe. Ce châssis auquel le regard ne pouvait que s'accrocher rappelait à Gordon certains portails qu'il avait pu voir à l'entrée de grandes demeures. Les lignes fluides l'hypnotisaient. La vision troublées par les larmes qui embuaient ses yeux, il avait l'impression que les sinuosités se mouvaient d'elles-mêmes.
    Effleurant les arabesques d'acier anthracite, la Rom se piqua l'index sur la bordure. Une goutte de sang perla de son doigt, glissant le long d'un des rubans. Elle murmura quelques mots en romani. Les ondulations de l'encadrement s'animèrent, s'enroulant les unes autour des autres, fouettant l'air près du miroir. Les reflets sur le verre poli se ridèrent, telle la surface de l'eau caressée par la bise. Leurs mouvements sinueux étaient d'une grande lenteur, presque emprunts de douceur, et dans le même temps ils vibraient d'une menace silencieuse, comme une mise en garde.
     ― Touche le cadre, Gordon, l'enjoignit la tzigane.
    Fébrile, il approcha du miroir, franchissant en quelques pas hésitant la distance qui l'en séparait. Il tendit une main tremblante vers la surface légèrement ondoyante. Ses doigts frôlaient presque l'étrange fluide. La bohémienne lui saisit le poignet avant que le contact ne s'établisse.
     ― Juste le cadre pour le moment. Il faut qu'il fasse connaissance avec ton âme.
    Sa voix était moins qu'un murmure.
    Gordon posa une phalange sur le châssis. Un frisson le parcourut, à mi-chemin entre la douleur et l'extase. Il sentit une présence qui entrait en son être, pénétrait les parties les plus intimes de son esprit, pour en extraire ses souvenirs. Le récit de sa vie défilait à travers chacune de ses connexions nerveuses, en vitesse accélérée. Des souffrances oubliées, d'autres encore vivaces le submergeaient. Le miroir l'attirait à lui, l'empêchait de rompre le contact au-delà du physique qui les liait. Ce fut la vieille femme qui les sépara. Un élancement intense foudroya Gordon, qui recula sous le choc et heurta la table. La Rom l'aida à se relever. Elle lui montra la surface mouvante. Une image se formait au sein de l'ondoiement, qui s'apaisait au fur et à mesure de son apparition.

    Une petite table en marbre blanc se dévoila. Deux mains gantées de cuir noir jusqu'aux coudes se matérialisèrent. Des bras nus de femme s'esquissèrent dans le prolongement, encadrant une silhouette vêtue d'une robe simple, à décolleté carré. Un collier de perles nacrées reposait à la base d'un cou délicat. Puis les traits d'un visage se dessinèrent, une bouche généreuse, un grain de beauté au menton. Un portrait que Gordon connaissait parfaitement. Celui d'Abigail. L'écho du passé qui se révélait aux yeux de l'homme se figea, l'image de sa compagne s'arrêtant juste au-dessus des lèvres. Il tourna la tête vers la bohémienne, les yeux empli de désespoir.

     ― Pourquoi ? Pourquoi ne puis-je pas la voir en entier ?
     ― Les vivants ne doivent pas contempler le regard de ceux qui suivent l'autre route. Telle est la règle millénaire qu'il ne fat pas enfreindre. En le faisant, tu sombrerais dans la folie.
     ― Alors pourquoi me la montrer ? Quelle est cette torture ? En quoi puis-je agir pour l'aider ?
    En réponse, le reflet d'Abigail s'anima, lentement. La main droite enleva le gant gauche, révélant une peau desséchée, craquelée, comme un vieux parchemin fragile. L'alliance qu'il avait passée à son doigt, un jour de printemps pluvieux, brilla légèrement. Sous les yeux de son mari, son corps de femme commença subitement à se flétrir, à se fendiller.
     ― Ta présence accélère l'altération de son âme.
    Le visage de Gordon refléta son incompréhension.
     ― Tu dois la libérer, lui offrir l'oubli de celui que tu fus, de celui que tu es.
    L'homme ne voyait pas ce que la tzigane attendait de lui.
     ― Délivre-la de ton souvenir, maintenant ! Ou bien tu la perdras à jamais !
    Guidé par son instinct, Gordon plongea le bras à travers le miroir, saisissant la main d'Abigail. Le contact de sa peau encore douce le tétanisa. La voix de la Rom l'exhorta à continuer. Il immergea son autre bras pour prendre la bague au doigt de son épouse. Il la retira avec délicatesse. La bohémienne le tira violemment en arrière, l'arrachant au contact du monde au-delà de la glace. Furieux, l'homme faillit la frapper. Il retint son geste quand il la vit pointer du doigt la surface, qui reprenait ses ondulations. Les craquelures avaient disparu du corps de sa bien-aimée. Un sourire étira les lèvres d'Abigail. Elles formèrent un mot, en silence.
Merci.
    Le reflet se troubla une dernière fois, un ultime soubresaut en guise d'au revoir. Puis il disparut, et le verre poli reprit son aspect initial, renvoyant à Gordon sa propre image. Celle d'un homme défait par une vie qu'il ne maîtrisait plus. Dans sa main, la bague faisait sentir sa présence froide mais rassurante. Elle représentait le souvenir le plus concret de la seule période heureuse de son existence.
    Un souffle glacial passa sur son visage. Il cligna des yeux, ne comprenant plus. Il était au dehors, au bord du campement. De la roulotte de la vieille bohémienne, il ne voyait aucune trace. Pourtant il pouvait contempler l'alliance reposant dans sa paume.
    Était-ce simplement un de ces lieux où il se réfugiait quand son âme le torturait ? Il l'ignorait.
    Mais il se sentait apaisé.
    Enfin.

Illustration 5
SANS TITRE
Par Alain DULON

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Texte 5
CRUELLE RENCONTRE
Par Stella DELLE


Marius revenait de sa chevauchée quotidienne. Les sabots sûrs de son cheval gravissaient lentement la pente menant à Castellelf. Eclatants sous le soleil d’automne, les créneaux blancs des trois tours émergeaient des branchages bleus des chênes-lianes. Que le château lui avait paru enchanteur lors de son arrivée il y avait sixante marres ! Qu’était-il heureux alors ! Modestes commerçants, ses parents venaient d’hériter d’une grande fortune et d’un domaine dans les montagnes. Cette nouvelle avait levé toutes les hésitations de la famille de sa bien-aimée. Le mariage devait avoir lieu dans leur nouvelle demeure et dès leur arrivée, les préparatifs avaient commencé. Ils n’avaient duré que vingt marres. Sa promise était morte. Le conte de fées était devenu cauchemar.

 

Serrant les poings, retenant ses larmes, Aliènor marchait de long en large dans sa cellule, quatre pas dans un sens, deux dans l’autre. Ses pieds nus se blessaient contre la roche inégale du sol. Ses mains, torturées le matin même, saignaient abondamment. La douleur physique n’était rien comparée à celle qui étreignait son coeur.  Elle avait été trahie. Par son amant. Elle ne pouvait plus compter que sur elle-même. Dire qu’elle avait pensé pouvoir retourner Joshua, l’amener à rejoindre la cité des Hommes Libres, ceux qui luttaient contre l’Invasion Merveilleuse, cette catastrophe qui avait introduit géants harroches et lutins bleus sur Terre. Comment des hommes pouvaient-ils collaborer avec eux ? Certains faisaient semblant, certes et… Elle sourit, elle venait d’avoir une idée.

 

Ses parents se trouvaient dans la salle du trône. C’était leur salle fétiche, symbole de leur nouveau pouvoir. Marius soupçonnait celui-ci d’être assez faible. Le véritable maître de Castellelfs se tenait debout, face à ses parents. Dilo, le vieux guérisseur – intendant- conseiller. Petit, des vêtements amples, un foulard sur le bas du visage « pour filtrer l’air des poussières qui me rendent malade » avait-il expliqué, alors qu’une armée de domestiques nettoyait en permanence la bâtisse. Du fard blanc épais sur la peau, « pour protéger des rayons du soleil » mais il ne sortait jamais. Des cheveux rasés, « une coquetterie de vieil homme ». Ses yeux verts s’attardèrent sur Marius avant de lui sourire. Une invitation à l’approcher, comme un grand seigneur à son courtisan. Le jeune homme acceptait facilement la domination du guérisseur. Il y avait, chez ce personnage, une autorité à laquelle il était sensible. Il fit les quelques pas qui le séparaient de lui. Sa mère lui lança un regard impatient avant de reprendre le fils de leur conversation :

« Je comprends bien que c’est la date traditionnelle de cette fête. Mais il n’y a pas de fête sans invité, convenez-en. Et nos invités ne peuvent pas venir en si peu de temps, expliquait-elle patiemment.

La fête de l’Automne aura ses invités traditionnels, le jour de l’équinoxe. Evitez-vous la peine de vous occuper des préparatifs, chacun sait ce qu’il a à faire. La Madrée ne peut perturber son cycle, seigneura, répliqua fermement l’intendant.

Dans sa bouche, le titre semblait dénué de toute importance, mais l’intéressée ne l’entendit pas. Sa curiosité s’était éveillée :

La Madrée ? Oh, vous faites partie de cette secte mystérieuse ? C’est une fête de cette religion ? Comme c’est passionnant ! Pratiquez-vous des sacrifices d’animaux, écoutez-vous des arbres qui parlent ?

A l’énoncé des ces a priori qu’il jugeait ridicules, Marius jeta un coup d’œil honteux à Dilo. Le petit homme ne semblait pas s’offusquer autant que permettait d’en juger son accoutrement. Lorsque l’adepte prit la parole, c’était d’une voix douce et patiente.

Le culte de la Madrée est peu compris des villes. Les principes mêmes sont méconnus. En particulier, le respect de toute vie est une base intangible. Il n’y a pas d’animaux sacrifiés en hommage à la déesse.

Comme c’est intéressant, je suis sûre que mes amis seront enchantés de découvrir une fête de la Religion des arbres. Tu n’es pas d’accord, Roger ?

Marius remarqua que son père semblait inquiet.

Oui certainement, ma biche. Mais une question me tracasse : vous nous avez parlé d’invités traditionnels... Je pensais que seuls ces lutins bleus vénéraient la Madrée. Il n’est pas prudent d’en avoir dans nos murs. Tout le monde sait que leur sorcellerie peut être dangereuse. De plus…

Roger, ne soit pas stupide, les invités sont des aristocrates, cela va s’en dire, n’est-ce pas, maître Dilo ?

Tous ses adeptes sont nobles aux yeux de la Madrée. Rassurez-vous, il y aura des humains à la fête, et même des harroches.

Vraiment ? Nous allons accueillir des harroches chez nous ? s’exclama son père avec une voix que Roger jugea vaniteuse.

La conversation s’éternisa sur la façon d’accueillir leurs hôtes. Ses parents n’avaient pas remarqué que la présence des « petits sorciers bleus » n’avait pas été démentie. Un héritage, quelques arpents de terres et un beau château avaient suffi à endormir leur intelligence. Le silence interrompit le cours de ses pensées. Il rencontra les yeux inquiets de sa mère, ceux condescendants de son père et l’indéchiffrable regard du guérisseur.

Mon fils, dit pompeusement le seigneur du lieu, Maître Dilo te demande comment s’est passée ta promenade ce matin.

Une perche tendue. Marius se sentit soulagé d’annoncer la nouvelle sans être seul avec ses parents.

Très bien, j’y ai même rencontré une jeune femme qui semblait connaître la fête de l’automne et que j’ai invitée, déclara-t-il avec aplomb.

La Madrée accueille tout être souhaitant l’honorer, énonça simplement l’adepte.

Sa mère se décida la première à rompre le silence qui s’en suivit :

Que le seigneur héritier de Castellelf propose à une jeune femme rencontrée par hasard de se joindre au bal d’automne est pour le moins inconvenant.

Impassible, il entendit la nouvelle châtelaine reprendre son inspiration. Elle n’avait pas l’intention de lâcher prise. Son père la devança.

Parle-nous un peu plus d’elle. Habite-t-elle dans les environs, qui sont ses parents ?

Elle est grande, les yeux bleus. Elle accompagnait un groupe de comédiens qui semblait venir ici, dit-il en se tournant vers l’intendant.

Il n’ajouta pas le plus important : avec elle, la douleur de la perte de sa fiancée disparaissait. Elle seule savait trouver les mots pour l’apaiser. Etait-ce de l’amour ? Il ne savait pas au juste.

Une femme accompagnant des comédiens ! s’exclama sa mère avec dédain. Elle te plaît ?

Son père intervint.

Madeleine, hier, tu t’inquiétais que Marius se renferme sur lui-même, et là tu n’apprécies pas qu’il ait rencontré quelqu’un. Ça me semble pourtant un signe encourageant ! »

« Ah, non, non, ce n’est pas ça la réponse, attendez…

Aliénor ouvrit des yeux catastrophés et effrayés, tournant la tête au maximum pour voir le harroche tortionnaire placé derrière elle. Elle avait joué la comédie pendant toute la séance de torture, parvenant à dépasser sa douleur. Il la regardait attentivement. Les yeux du géant prirent une couleur moirée, couleur du doute. Bien. Elle l’avait ébranlée. Elle se retint de ne pas sourire quand l’interrogatoire prit une nouvelle tournure.

Comment cela, ce n’est pas ça la réponse ? Vous aviez préparé les questions ?

Avec fascination, elle regardait les grands yeux prendre des reflets verts : il réfléchissait. Le résultat, la conclusion attendue, arriva enfin :

Est-ce Joshua qui vous a donné des instructions ? »

Elle nia sans conviction. Elle ne devait pas se forcer beaucoup pour pleurer et mimer le désespoir. La porte claqua sur l’inquisiteur allant chercher des instructions.

 

La fête d’Automne battait son plein. Harroches, humains et lutins se mêlaient dans une atmosphère bon enfant. Marius y prêtait à peine attention. Il attendait son invitée. Il l’aperçut à l’entrée de la salle de bal. A contre-jour, il avait l’impression qu’il s’agissait de Claudie. Elle s’avançait en lui souriant. Le même sourire. Mais les yeux et les traits étaient plus durs. Son cœur se serra. Son expression dut s’en ressentir car il la vit allonger le pas, ce qui fit voler le bas de sa longue robe noire. Surpris, Marius remarqua qu’elle balayait la salle du regard et prenait grand soin de ne bousculer personne.

« Veuillez excuser mon retard, j’ai été retenue.

Ce n’est rien, prononça-t-il d’un ton badin, vous arrivez juste pour le dessert.

Des ménestrels apportaient une magnifique pièce montée. L’inconnue semblait ne pas s’en soucier. Ses yeux continuaient à fouiller la salle. Elle semblait mal à l’aise. L’avait-elle seulement entendue ? L’enthousiasme de Marius retombait. Sa mère avait raison. Inviter une inconnue – Marius réalisa qu’il n’en connaissait même pas le nom – n’était pas une bonne idée. Elle se tourna vers lui :

Visitons-nous le château ?

Interloqué, l’héritier de Castellelf hocha la tête à contrecœur. Il ne voyait pas comment il pouvait refuser.

Commençons tout de suite, voulez-vous ? lança-t-elle d’une voix enjouée qui sonnait faux, en le prenant par la main.

Avant qu’il n’ait eu le temps de réagir, le châtelain se retrouva passant une porte à sa suite.  Il se tenait à présent dans un couloir de service qu’il ne connaissait pas. Une odeur d’humidité flottait dans l’air. Une faible lumière émanait des murs blancs qui semblaient luminescents. Il n’eut pas le temps de s’attarder sur le phénomène.

J’aimerais voir vos oubliettes, il parait qu’elles sont magnifiques.

Déconcerté, Marius écarquilla les yeux puis manqua de rire. La situation devenait absurde. Un coup d’œil à son interlocutrice lui montra qu’elle était parfaitement sérieuse.

Nos oubliettes ? Je vous avoue que je n’en ai jamais entendu parler.

Oui je suppose que le lutin ne vous les a pas montrées. Vous ne vous intéressez ainsi pas aux prisonniers qu’elles renferment.

Le ton de voix était acerbe.

Le lutin ? Les prisonniers ? Demoisa, vous n’êtes pas sérieuse.

Le ton de sa voix montrait son amusement. Elle eut un petit sourire triste avant d’énoncer d’un ton de commande :

Le lutin Dilo vous a complètement bluffé à ce que je vois. Allons passons aux choses sérieuses. Je sais où se trouvent les oubliettes et nous allons nous y rendre tous les deux.

Un frisson lui parcourut le dos. La conversation prenait une tournure déplaisante. Dilo, un lutin ? Il en avait le gabarit. Cela expliquerait son accoutrement. Personnellement, cette nouvelle ne le dérangeait pas. En revanche, le regard calculateur de cette fille devenait insupportable. Il détourna le regard. Elle se méprit sur ses raisons :

Il n’y a personne, ne cherchez pas. Ce couloir mène aux oubliettes et il est peu fréquenté. J’ai préparé ma venue, voyez-vous. Je connais le plan du château par cœur…

Bon, écoutez, je suis chez moi et je…

Taisez-vous ! Vous allez m’aider et je vais vous montrer pourquoi. »

Sa voix était impérieuse. Il se tint coi. Elle sortit de sa poche une bague. La bague.

Celle qu’il avait donnée à Claudie.

 

Aliènor se redressa. Le harroche revenait dans la pièce. Sans un mot, il la détacha et la ramena dans sa cellule. Il lui lança avant de sortir :

« Maître Dilo vous félicite pour votre ruse. Il pense que vous avez besoin d’un peu de réflexion et que jeûner vous y aidera. Je vais vous apporter de l’eau. Elle est trouble et vous rendra sûrement malade. L’odeur du sang attirera certainement quelques rats affamés qui se feront un plaisir de goûter à votre chair. Je vous déconseille de dormir. Je reviendrai dans trois jours, après la fête. »

Il s’éloigna avec ce qui ressemblait à un rire. Aliènor pleura.

 

« Comment êtes-vous entrée en possession de cette bague ?

Je ne vous en dirai plus que si vous m’accompagnez, et une fois que j’aurai vu une certaine prisonnière. Que risquez-vous ?

Son cerveau avait du mal à fonctionner. Que pouvait-il faire ? Crier pour obtenir de l’aide ? La musique ne filtrait pas à travers la porte et il doutait que quiconque entende ses cris. Refuser ? Pourquoi pas ? Mais cette bague… Claudie pouvait-elle encore être vivante ? Il posa la question. Un sourire de mépris lui répondit :

Je ne vous en dirai plus qu’une fois que j’aurai vu une certaine prisonnière. Je vous laisse réfléchir et je prends de l’avance. Au fait, je doute que vous trouviez le mécanisme d’ouverture de la porte.

Il se le tint pour dit et posa la question qui lui vint naturellement à l’esprit :

Vous êtes de la Cité des Hommes Libres, n’est-ce pas ?

Oui. »

Elle s’éloigna d’un pas rapide. Marius soupira. Il ne manquait plus que cela, une rebelle sanguinaire au sein du château. Le loup dans la bergerie pour les harroches et lutins présents. Il courut pour la rattraper. Après une descente qu’il leur sembla interminable, ils débouchèrent bientôt dans une salle ronde. Ses murs nus comportaient cinq portes. Toutes étaient entrouvertes sauf une. L’inconnue s’y dirigea aussitôt et tapa deux coups, puis trois. La même séquence lui répondit.

Tout se passa alors très vite. Un bruit le fit se retourner. Il sentit alors un contact froid sur sa gorge avant de réaliser, pétrifié, que c’était un couteau. Il sursauta quand son agresseur apostropha le harroche qui venait d’entrer par la porte voisine, portant ce qui ressemblait à une cruche.

« Ouvre immédiatement cette porte, ou je le tue.

Le géant le dévisagea et sembla le reconnaître. Il s’exécuta. L’instant d’après, il était mort. Assassiné. Une jeune femme sortit de la cellule. Elle était couverte de sang et sale, sentait l’urine. — Tire ce tas de viande dans la cellule.

Le cadavre semblait peser le poids d’une montagne. Sa meurtrière et la prisonnière l’aidèrent en l’injuriant. Qu’était devenue la douce inconnue ?

Aliénor lâcha le harroche et se releva :

On l’enferme à ma place ? Il est probable que personne ne revienne d’ici la fin de la fête. Il jeûnera pour moi pendant trois jours. En prime, le cadavre attirera les rats.

Bonne idée !

Elles éclatèrent de rire.

Attendez ! Vous aviez promis de me parler de Claudie.

Il n’y a rien à dire, elle est morte. Nous avons intercepté le messager par lequel les parents de ta Claudie te renvoyaient la bague. Des gens bien comme il faut. »

Le nouveau prisonnier saisit délicatement la bague qu’on lui jetait en crachant.

 

Il porta l’anneau à hauteur des yeux et pleura.

 


ANNUAIRE


Directrice éditoriale : Pénélope Labruyère-SNozzi
Pour contacter directement le projet ou vous inscrire : dbmp@editions-la-madoliere.com

Correctrice : Syven
Mail : lesmondesdesyven@yahoo.fr

Les Participants (sans qui finalement rien ne serait vraiment arrivé)...
Dans l'ordre alphabétique.

AILLAUD Alexandre (illustrateur) : alex_indus@msn.com
Antoinette (illustrateur) : APawlaczyk@aol.com
BORNES Fix (auteur) : fix.bornes@yahoo.fr
CRANNE Nicolas (auteur) : dbmp@editions-la-madoliere.com
DAINCHE Alexandre (illustrateur) : moghedien2000@yahoo.fr
DELLE Stella (auteur) : stelladelle@club-internet.fr
DULON Alain (illustrateur) : dbmp@editions-la-madoliere.com
GONZALES Pierre (illustrateur) : pierregonzales@gonzoart.com
KERVENOU (auteur) : dbmp@editions-la-madoliere.com
WULF Nicolas B. (auteur) : nicolasb.wulf@gmail.com

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Commentaires
S
Bravo à tout le monde ! ^^
Double Blind Mad Project
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